Assainir notre univers mental.


Entrer viscéralement, intuitivement en résonance avec la réalité toute nue sans l'interpréter, sans lui donner une coloration affective. Non pas réagir sous la tyrannie du passé, mais ressentir le réel – ici et maintenant – par immersion. Surveiller de près les dictateurs intérieurs bien connus qui nous habitent et nous enchaînent! Dissoudre attirances, répulsions, comparaisons, jugements de valeur, distinctions, attentes accrochées au lendemain, suspicions, ressentiments ressassés, plaqués sur autrui, sur demain. Le faux pas réside dans la CRISPATION DU PASSÉ SUR L’AVENIR, dans l’idéalisme qui remplace le monde réel par un monde fictif. Désirer CE QUI N’EST PAS nous condamne à SUBIR le présent. Frustration: ce marché de dupes où chacun ESPÈRE que l’autre se soumettra à ses désirs, que demain sera meilleur qu'aujourdhui.


Quelques exercices salutaires

à pratiquer.

[1] Exercice d’observation silencieuse cité par Michel Saucet et inspiré de celui proposé par Wendell Johnson (1906-1965), spécialiste des pathologies du langage et de la sémantique générale. Cf. « La sémantique générale aujourd’hui » (1983), éditions Retz.


Prenez un galet, un citron, un coquillage ou n’importe quel objet et observez-le en vous interdisant de verbaliser, autrement dit de le convertir en mots, de le décrire ou de le commenter mentalement. Dès que des mots se présentent à votre esprit, posez l’objet, puis reprenez-le. Amusez-vous à faire cet exercice quelques minutes par jour, persévérez et vous serez surpris de constater que vous pourrez progressivement augmenter la durée d’observation non « parasitée » par des mots. Quand vous parvenez à tenir plusieurs minutes, passez à un autre objet. Vous prendrez ainsi peu à peu conscience de ce que la sémantique générale entend par le monde silencieux. L’intérêt de l’exercice est de nous montrer combien nos observations sont influencées par le langage.


[2] Exercice d’interrogation mentale, décrit par Martine Batchelor, auteur et conférencière. Il s’agit d’une forme de méditation développée en Chine à partir du sixième siècle et surtout pratiquée de nos jours par les adeptes du bouddhisme zen. Cf. « Meditation for life » (2001), Wisdom Publications.


L'exercice proposé est un koan — en l’occurrence une question énigmatique — à savoir une interrogation répétitive formulée comme suit : « Qu’est-ce que c’est ? ». Vous regardez un arbre, un oiseau, un rocher, un nuage ou quelque autre objet et vous répétez inlassablement la question — par exemple à chaque expiration.

Tout est dans le « ? » du « Qu’est-ce que c’est ? », formule que  vous vous empressez de répéter pour empêcher votre mental d’aller chercher une réponse éventuelle dans votre mémoire. Vous n’attendez pas une réponse cohérente, intellectuelle ou verbale, vous vous immergez corps et âme dans la question, vous confessez votre ignorance, vous restez en prise directe avec la réalité vécue ici et maintenant. Vous vous comportez comme si vous étiez sur une planète inconnue, confronté à des visions impossibles à identifier. Vous vous maintenez délibérément dans un état de perplexité continue, sans cesse entretenu par la répétition de la question « Qu’est-ce que c’est ? ». Vous n’êtes plus rien, rien d’autre que cette question lancinante. Vous tentez d’allez en amont du vécu habituel, vous tentez de pressentir ce que pourrait bien être l’objet observé avant intervention de vos sens, de vos neurones, de vos outils d’interprétation habituels.

[3] Exercice de contemplation suggéré par Marcel Conche. Ce philosophe a notamment consacré plusieurs ouvrages aux philosophes de l’Antiquité grecque. Cf. « Vivre et philosopher » (1993), Puf, Perspectives critiques.


"Contempler la tourterelle, la pie, la grenouille, la mouche, c'est se placer, en mystique, devant le mystère de la vie, c'est éprouver, devant la tourterelle que l'on voit, et qui vit le monde en tourterelle d'une manière pour nous totalement inconnaissable... le sentiment du sacré. Contempler, c'est ne pas aller au-delà de la chose même pour la réduire à ce qu'elle signifie, à une interprétation, à une connaissance. C'est prendre le monde tel qu'il est, sans vouloir l'expliquer par une cause ou une fin. Je vois ce monde comme n'ayant ni cause explicative, ni fin, ni modèle, ni fond caché, et, à chaque instant comme venant de naître. Il n'y a pas d'arrière-monde, et le monde ne recèle aucun mystère. Il est lui-même le mystère. Ce mystère est si voyant qu'il faut l'homme pour ne pas le voir. Car l'homme ne voit que l'homme. Ce qui ne se donne qu'à la dépréoccupation, la préoccupation ne peut le rencontrer. Ne soyons plus qu'un regard pur et sans intention. Alors, ce qui nous est le plus proche cesse de nous être lointain. Le vouloir qui arraisonne les choses, l'entreprise de la vie font obstacle à l'ouverture accueillante de ce qui existe, de ce qu'il y a. Mais, comme l'âme dans l'état mystique s'oublie elle-même, oublions l'homme en nous, et, dans l'extase mondaine, laissons le mystère se livrer à nous. La chose en soi n'ayant pas de rôle à jouer, ne renvoyant à rien au-delà d'elle-même, se montre alors avec l'insistance de sa singularité."

[4] Exercice d’introspection inspiré de quelques dialogues révélateurs  entre Svami Prajnanpad (1891-1974) et Sumangal Prakash.

Cf. « L’expérience de l’unité » (2000), éditions Accarias l’Originel.


Vous, c’est vous et lui, c’est lui pardi ! Regardez-vous dans un miroir : le voyez-vous, lui ? Non, le miroir vous renvoie votre image et votre « mooaa » est pleinement satisfait. Lui consulte aussi fréquemment son miroir pour se rassurer et son « mooaa » constate chaque fois avec la plus grande satisfaction que son image est toujours fidèle au poste. La caractéristique de ce « mooaa » — autrement dit cet ego dominateur, ce moi gonflé d’orgueil, notre amour-propre en somme — c’est qu’il a constamment tendance à ne chérir que son propre univers mental, à privilégier inconsciemment ce qu’il juge flatteur (pour lui !), à ignorer l’autre, à le gommer, à le rayer de la carte pour le remplacer par une fiction remodelée comme il l’entend. Chacun ne voit que lui-même ! Toujours et partout.

Mais que se passe-t-il lorsque nous délaissons le monde des miroirs matériels pour nous adonner à une activité plus intime en faisant appel aux ressources de notre cerveau ? Nous avons en effet dans le crâne un fabuleux réseau de neurones, capable, comme un miroir, de « réfléchir » des images conservées dans notre mémoire. Par exemple l’image mentale d’un être aimé. D’un être qui, chose étrange, ne se reconnaîtrait pas s’il pouvait contempler son image dans notre cerveau. Cet être aimé serait même atterré en constatant à quel point son image est idéalisée, falsifiée, défigurée, méconnaissable, carrément squattée par celui qui l’héberge.

Cool, cool… Ne vous crispez pas : vous êtes en présence d’une métaphore d’une insolence quasi insurpassable ! Approfondissons. Assis à la terrasse d’un café, Will et Susila — deux adultes autonomes et pleinement responsables — passent une heure ensemble. Ils évoquent les événements récents, échangent des nouvelles de leurs proches et amis, commentent l’actualité, bref, ils bavardent mais il leur faut, hélas, se quitter pour aller travailler chacun de leur côté, Susila dans sa librairie, Will dans son bureau.

Quelque chose, toutefois, chiffonne Will. Quelque chose ne cadre pas avec l’image idéalisée qui surgit systématiquement dans son esprit chaque fois qu’il songe à Susila. Quelque chose, dans les propos de Susila, lui laisse un goût amer. Il sent l’émotion, peu à peu, le gagner. Il éprouve un sentiment de frustration grandissant. Susila n’était pas aussi gracieuse, aussi réceptive que d’habitude. Will fait la grimace ! Le comportement de Susila n’a pas répondu à ses attentes et toute la journée, Will ne cesse de ressasser son ressentiment : « elle aurait quand même pu, comment se fait-il que, pourquoi cet air absent, etc… ».

L’esprit de Will est perturbé. Il croit qu’il pense à Susila, mais en réalité, la vraie Susila a disparu, s’est volatilisée. Le « mooaa » de Will l’a évacuée pour la remplacer par une Susila fictive, par une authentique contrefaçon, par la Susila idéalisée qu’il héberge dans sa mémoire — une Susila réinterprétée à la lumière de ses propres grilles de lecture. Et cette Susila-là, c’est sa créature, c’est la Susila rêvée, magnifiée, sublimée, embellie, exemplaire, unique… telle qu’il l’a toujours imaginée, tendrement modelée, amoureusement façonnée ! Will voudrait que Susila satisfasse tous ses désirs, mais aïe, aïe, aïe ! Susila ne songe qu’aux siens ! Parce que Susila est pilotée comme lui par ses propres états d’âme, eux-mêmes influencés par un patrimoine génétique et un vécu antérieur sans aucun rapport avec les antécédents de Will. Susila ? c’est Susila et personne d’autre ! Elle ne peut que considérer la réalité de son propre point de vue, conformément à sa propre échelle des valeurs. Exister à sa manière, avoir ses propres critères, son propre univers mental, c’est son droit le plus strict et personne ne songerait à le lui contester. Chacun est différent, chacun est séparé, inéluctablement solitaire !

Will a oublié que l’attente ou l’espoir sont des désirs dont la satisfaction ne dépend pas de nous. Will s’est laisser duper par son ego, au point d’en perdre le sens des réalités. L’image idéalisée de Susila que Will héberge, peaufine et ne cesse d’enjoliver dans son cerveau est bel et bien "possédée du démon", mais le démon, en l’occurrence, c’est Will. TERRIFIANT ! Bon. N’exagérons rien. Will n’est pas vraiment un mauvais bougre. Il est tout simplement victime de son ego : le démon, c’est lui. C’est l’ego !

La mise en scène qui précède illustre les aléas qui ne cessent d’empoisonner les relations humaines. Entre époux. Entre parents et enfants devenus grands. Entre proches parents. Entre amis. Entre amants. Entre collègues de travail... Et la clé d’une coexistence harmonieuse, l’attitude fondamentale qui, dès le départ, doit l’emporter, c’est le OUI. L’accueil du monde tel qu’il est. De la vie telle qu’elle est. De l’humanité telle qu’elle est. La clé, c'est l’accueil de la réalité toute nue — condition préalable à respecter pour quiconque souhaite voir et comprendre son environnement. Ce qui implique un réel détachement, mais un détachement bienveillant. Ce qui n’empêche pas, ultérieurement, de tenter de remédier à la situation, autant que faire se peut, si remède il y a. Sans animosité et sans illusion. Dans « Le coche et la mouche », La Fontaine a joliment caricaturé ceux qui croient devoir mettre partout leur grain de sel tout en étant persuadés qu’ils ne sont animés que par de bons sentiments. Cette satyre est évidemment outrancière, mais elle est révélatrice. La mouche est priée d'accueillir le réel tel qu'il est, de vivre sa vie de mouche sans s’immiscer dans la marche du monde puisque son intervention n’est d’aucune utilité.

Conclusion ? Dans nos rapports avec nos semblables, cessons d’interposer l'écran déformant de nos désirs, de nos émotions, de nos opinions et de nos convictions entre eux et nous. « Songe que tout n’est qu’opinion et que l’opinion elle-même dépend de toi. Supprime donc ton opinion et tu trouveras le large » pensait Marc-Aurèle. Soyons ouvert, dilatons-nous comme une outre vide qui aspire à faire le plein. Effaçons-nous au contact de l’autre. Soyons attentif : donnons libre cours à nos facultés d’étonnement. Libérons-nous du connu et du ressassé pour mieux accueillir la virginité, la fraîcheur et la saveur de l’instant présent. Découvrir le simple bonheur d’exister en prenant plaisir à voir et écouter toutes les autres créatures, rien de tel pour voir naître en soi un sentiment d’unité — source d’apaisement et de sérénité.