Ce sentier où s'imprime l'empreinte de nos pas.


Le bénéfice de tout voyage – même des voyages dits initiatiques – se récolte EN CHEMIN, sur la route. Euphorie de l’effort, expérience vécue, toute entière, dans l’immanence et l'unité. La finalité du voyage importe peu : simple stimulus pour se « mettre en jambes ». La fin est dans le moyen, le but dans le chemin. Acquérir deux sous de sagesse n'est pas un objectif lointain, seulement envisageable au bout du chemin: c'est le chemin lui-même.

 

Mais la métaphore du chemin, du sentier, va encore beaucoup plus loin comme le suggère Ajahn Chah ou Stephen Batchelor. Songeons aux sentiers que nous empruntons tous quand nous allons randonner dans la nature. Ce qui est troublant —très troublant à mes yeux — lorsque nous empruntons un sentier dans la campagne et surtout dans la montagne, c’est qu’il nous rappelle immédiatement toutes les créatures — femmes, hommes, enfants, animaux, insectes, microorganismes — qui nous ont précédé en donnant vie, eux aussi, à ce sentier.
 
Un sentier, en effet, ne subsiste que s’il est emprunté. Un sentier pratiquable, c’est une sorte de trouée dans la nature due au piétinement, au passage, à l’écoulement des eaux pluviales qui le ravine, à l’érosion qui le laboure, au frottement de ceux qui l’empruntent. Un sentier qui n’est plus fréquenté est vite envahi par les ronces, rongé par la végétation qui, peu à peu, reprend ses droits.
 
En foulant le sol du pied, en y imprimant l’empreinte de nos pas, en coupant une branche gênante ou en éloignant un obstacle, je contribue, moi aussi à le maintenir, à l’entretenir pour les générations futures. Au sens propre comme au sens figuré, je trouve qu’on ne saurait trouver plus jolie métaphore pour illustrer ces chaînes de solidarité anonymes, majoritairement inconscientes et involontaires, qui nous relient aux générations passées comme aux générations futures, aux humains comme aux créatures non-humaines.

Tout est suggéré : l’héritage, la transmission, les traces que nous laissons lors de notre passage sur terre, le souvenir des créatures qui nous ont précédé, le mystérieux fil d’Ariane qui nous relie à tous ces anonymes proches ou lointains, paisibles ou apeurés, féroces ou bienveillants, vivants ou disparus* ; l’étrange sensation que nous éprouvons en leur emboîtant le pas ; le plaisir d’entretenir ce chemin en l’empruntant nous-même et celui de savoir que d’autres créatures, dont nous ignorons tout, en profiteront elles aussi.

A cause de tout cela, quoi de plus évocateur qu’un sentier ! Et marcher sur un sentier en pensant qu’à sa façon bien à lui, le sentier nous rappelle, lui aussi, le mystère de la vie, c’est vraiment à la portée de tout le monde.

* Attention, le sentimentalisme, ici, n’est pas de mise. Evitons d’étiqueter et de cataloguer les humains qui nous ont précédé sur ce chemin. Bien que certains aient pu être admirables à nos yeux, tous se contentaient d’être, de vivre, confrontés à la réalité qui était la leur et bon nombre d’entre-eux étaient vraisemblablement des êtres frustes luttant pour survivre. Nous venons de loin et dans nos gènes sommeillent encore les pulsions débridées, la bestialité, l’agressivité, la violence et la cruauté qui ont permis à nos ancêtres de supplanter toutes les autres espèces…