L’humour est lui-même un leurre.

 Rien de tel qu'un leurre

pour caricaturer, simuler ou falsifier le réel.

 

 

 

 

 

"Dès qu'on a pensé quelque chose,

chercher en quel sens le contraire est vrai."

Simone Weil

 

"La corruption du meilleur engendre le pire."

Adage scolastique

***


L’humoriste jette un regard espiègle sur ses congénères. Qu’il se prenne ou non au sérieux, pouffe aux dépens des autres ou de lui-même, son regard narquois fait aujourd’hui partie du quotidien et n’incite personne à s’interroger à son sujet. Tel un mineur de fond confronté aux méandres d’une veine de charbon, l’humoriste scrute l’infinie diversité du réel et l’explore de long en large pour en extraire tout le potentiel comique. De là à penser que la seule raison d’être de l’humour est de prêter à rire ou à sourire, il n’y a qu’un pas. Conséquence ? On n’est guère tenté de pousser les investigations plus loin ! Or l’humour est un révélateur qui, jusqu’à un certain point, peut nous en apprendre énormément sur les rapports conflictuels que nous entretenons avec la réalité multiforme et fuyante qui nous environne. Michel Hulin a préfacé La vérité du bonheur dédié à Svami Prajnanpad en écrivant notamment ceci : « Tout le malheur des hommes vient de leur propension à décoller du réel, à s’installer en imagination ailleurs que là où ils sont, en somme de leur incapacité congénitale à épouser le contour mouvant des circonstances ». Or ce travers est précisément celui qu’exploitent les humoristes en interprétant à leur manière les faits et gestes de leurs semblables. En travestissant leur comportement quand il leur paraît risible. Or, chose étrange, si l’humoriste a la dent dure quand il s’agit de fustiger ses pareils ou de rire à leurs dépens, il s’en prend rarement à la faune et à la flore pas plus qu’aux objets inanimés qui meublent son champ de vision.

Démonstration.

Sortez, marchez, observez le film de la rue… Vous remarquerez tout d’abord que les objets inertes qui vous environnent paraissent des plus anodins. Les fenêtres, les poignées de portes, les trous de serrures, les enseignes des magasins, le mobilier urbain… tous observent à votre égard une sorte de bienveillante neutralité. Si vous apercevez un banc public de couleur bleue, vous l’accueillez tel quel – sans la moindre animosité. Vous n’êtes pas tenté d’ironiser sur la présence de ce banc, sa couleur ou sa vocation. Il ne vous vient guère à l’esprit de souhaiter ardemment le remplacer mentalement par un banc vert, des chaises en fer forgé ou des hamacs importés de Papouasie. Bref, vous tolérez sa présence et c’est le triomphe de la coexistence pacifique entre vos neurones et ce banc paisible jugé parfaitement innocent. Vous restez calme et détendu, rien ne vient troubler votre sérénité. Pas même la mention « Appâts vivants » inscrite en gros caractères à la devanture d’un magasin dédié aux articles de pêche, cannes et autres moulinets – mention que vous aviez innocemment confondue avec une incitation à pénétrer dans un lieu de débauche et de perdition vertement condamné par les autorités ecclésiastiques… Mais poursuivons notre promenade. Devant vous, à environ 50 mètres, un dalmatien traverse la rue. Vous ne manifestez aucune émotion. Vous n’allez tout de même pas imaginer que la vie sur Terre serait infiniment plus agréable si tous les chiens étaient uniformément blancs. Ou uniformément noirs. Ce chien au pelage blanc parsemé de taches noires qui vous rappelle d’ailleurs vaguement le symbole du Tao n’a donc fait qu’une brève intrusion dans votre champ visuel. Son apparition et sa disparition ne vous ont guère affecté. Il en va de même pour d’autres créatures animales identifiées ici ou là : pour les moineaux ou les pigeons voletant autour des clients assis aux terrasses des cafés ; pour le serin aperçu, dans une cage, sur le bord d’une fenêtre ; pour le lézard ou le gecko trottinant allègrement sur une façade ; pour le vol de moucherons tournoyant dans un rayon de soleil, etc. Jusqu'à présent, votre environnement s’est révélé exemplaire et vous flânez le cœur content.

Attention, danger !
Votre œil accroche soudain une scène qui vous paraît insolite et pour tout dire ridicule. Relisez Stupeur et perplexité qui décrit le spectacle. Beaucoup n’y prêteraient aucune attention, mais vous, si ! Les deux cyclistes véhiculeurs de chien qui perturbent vos neurones provoquent en vous une réaction amusée, voire carrément hostile. Ils vous paraissent cocasses et, pour tout dire, vous hérissent. Vous avez d’ailleurs un dégoût prononcé pour ces chiens miniaturisés, humanisés à outrance, plus proches de la poupée Barbie – qui, notez-le, a tout d’une pintade fardée ! – que du compagnon digne de respect. Ces deux cyclistes que vous contemplez d’un air renfrogné, goguenard et contrarié, vous les cataloguez immédiatement dans une catégorie que vous abhorrez : celle des amateurs de nains de jardin — cruellement maintenus en captivité par leurs possesseurs ;  celle des accros du petit écran scotchés devant leurs jeux télévisés animés par des guignols qui mériteraient une ablation médicalement assistée de leurs mandibules pour être sûr qu'elles ne repousseront plus ; celle des supporters roulés dans la farine par les grands manipulateurs du monde sportif et qui deviennent extatiques lorsque des footballeurs — des adultes ! — parviennent à pousser plusieurs fois du pied une petite balle en cuir dans la bonne direction ; celle des blaireaux et des gnous qui envahissent votre territoire lors des grandes migrations estivales... bref, tout un monde que
vous abhorrez! Après avoir longuement mobilisé votre attention, vos cyclistes disparaissent enfin, mais leur image demeure engluée dans vos neurones. Il vous faudra un certain temps pour cesser de ruminer et de renâcler, mais bon, vous finissez par oublier cette fâcheuse rencontre. A présent rasséréné, vous reprenez votre promenade, mais voilà que vous rencontrez un voisin, le patron d’une crémerie proche de chez vous... Relisez  Bonjour, ça va ? pour vous rafraîchir la mémoire. L’intéressé vous assène son inévitable témoignage d’amitié factice avec un accent de conviction et d’authenticité à faire frémir un rutabaga schizophrène et vous voilà une nouvelle fois tenu de vous livrer au même simulacre. Alors vous souriez et vous balbutiez quelques mots inaudibles, lesquels semblent ravir l’interlocuteur mais celui-ci – distrait par la vue d’une autre bipède de sa connaissance – pivote prestement et se dirige déjà vers lui en agitant les mandibules… Vous poussez un soupir de soulagement, mais votre bonne humeur initiale est cette fois bien compromise.

Il va sans dire que les deux cas de figure précités, à savoir « Stupeur et perplexité » de même que « Bonjour ça va ? » sont outrageusement fantaisistes. Ils ne sont donnés ici qu’à titre d’exemple. Vous avez très certainement, vous, des fantasmes ou des obsessions qui vous sont propres : une dent contre les capilliculteurs, les têtes à claques, les femmes girafes ou trop collet monté ; peut-être avez-vous une animosité particulière contre le parti au pouvoir, les adventistes du septième jour ou les plagistes tatoués, voire une antipathie marquée pour la faconde de votre concierge ou la moue désabusée de votre facteur, etc. Quant à la méfiance que pourraient éveiller en vous les Témoins de Jéhovah ou les vendeurs de farces et attrapes ainsi que la suspicion que pourraient vous inspirer les faits et gestes des belles-mères intrusives, les soudards de l'Armée du Salut ou les médiums ventriloques des charlatans spirites, n’en parlons pas… mais vous remarquerez d’emblée que, dans la grande majorité des cas, c’est à des humains que vous en voulez. Jamais à une libellule, un caillou, un hippopotame, un ver de terre ou une brise de mer.

La falsification du réel.
Qu’il s’agisse de la propension des hommes à s’entourer d’objets futiles, de leur addiction aux simulacres les plus étranges, de leur adhésion inconditionnelle aux croyances les plus invérifiables, de leurs attirances ou de leurs répulsions les plus déconcertantes, de leurs fureurs justifiées ou non, de leur cruauté quand les circonstances s’y prêtent, des joies ineffables que leur procurent les bains de foule dans les stades et sur les plages, etc., etc., tous ces traits de caractère et ces agissements insolites ont de quoi alimenter l’inspiration des humoristes jusqu’à la fin des temps. Mais en définitive, que découvrons-nous soudainement ? Que le monde décrit par les humoristes est bien souvent une duplication falsifiée du réel. Que les spectacles risibles qu’ils nous concoctent n’existent que dans leur tête. Que leur posture railleuse n’est qu’une imposture. Que leur interprétation délibérément comique des faits et gestes de nos contemporains n’illustre que leur impuissance à accueillir la réalité toute nue. Que leur tendance à remplacer le réel par une fiction – par un double fantomatique du réel dirait Clément Rosset – montre qu’ils semblent souffrir d’une insatisfaction chronique, qu’ils se sentent immergés dans un monde dénué d’intérêt, peuplé de créatures à leurs yeux insipides, coupés du monde idéalisé dans lequel, inconsciemment, ils souhaiteraient vivre. Alors ils se vengent en se concoctant un double du réel qui leur paraît ridicule à souhait, d’une absurdité abyssale.

A chacun sa vérité.

L’humoriste transforme ainsi une réalité parfaitement neutre en spectacle comique. Mais songez aux enseignes, figurines, affiches et réclames qu’affectionnent les bouchers, charcutiers, fabricants de chaussures, d'accessoires et de ceintures en cuir, gaveurs d’oies, poissonniers et autres bipèdes hypocrites aux activités sanguinaires. Rien n’y évoque la fin tragique de leurs victimes. Pas un mot sur le meurtre des animaux grâce auxquels ont pu être confectionnés ces articles, chaussures et ceintures de cuir. Quant aux boucheries et charcuteries, vous ne voyez partout que cochons hilares, volatiles ou poissons aux mines réjouies, bovins radieux qui ne se doutent de rien et se prélassent dans l’herbe grasse. Ces braves gens travestissent, eux aussi, la réalité pour la rendre aimable, plus présentable, plus digeste et surtout moralement plus acceptable. Beaucoup d'éleveurs vont même jusqu'à prétendre qu'ils aiment leurs animaux! On pourrait ainsi multiplier les exemples à l’infini. Refus de la réalité chez les ados et jeunes adultes qui filtrent le réel à travers leur baladeur MP3 ou la font disparaître pour de bon en « s’éclatant » dans une rave party. Refus du monde réel, mouvement de repli et vie en vase clos dans les sectes pour les dévots les plus crédules. Refus de la réalité chez les idéalistes, idéologues, intégristes, militants, fanatiques et extrémistes de tous poils qui s’inventent des lendemains chantants dans un monde fictif à leur convenance où ils se voient déjà... occuper une place de tout premier choix. Bref, refus pur et simple de la réalité chez les falsificateurs de tout bord auxquels le réel ne convient pas, ne suffit pas, réel – à leurs yeux indésirable – qu’ils remplacent par une illusion, une contrefaçon plus conforme à leurs aspirations.

 

La condition humaine?
Mais alors, la condition humaine dans sa nudité virginale et sa délicieuse neutralité, qu’est-ce que c’est ? L’interprétation la moins sujette à caution est sans doute de la considérer comme... l’interaction étourdissante d’une marée de contingences, de chaînes causales et de conditionnements inattendus ; comme... une conjonction de phénomènes aléatoires; comme... une histoire à rebondissements imprévisibles orchestrée par quelque main mystérieuse ; comme... ces nuages qui se forment et se désagrègent, s’estompent et se recomposent au-dessus de nos têtes ; comme... ces eaux courantes et fuyantes qui dévalent de la montagne après l’orage ; comme... ces masses de magma fluide qui courent sur les flancs des volcans ; comme... toute cette sève qui irrigue la végétation de notre planète…

Moralité ?

Certaines sous-rubriques un peu trop mutines, voire franchement caustiques ou satyriques, du chapitre « Comédie humaine et autodérision » ne sont que d’aimables plaisanteries, d’innocentes chimères sans fondement et même d’authentiques contrefaçons. D'accord, pas toutes, mais presque toutes!

Quant au réel auquel notre équipement sensoriel permet d’accéder, il nous est initialement livré, pour ainsi dire brut de décoffrage, sans la moindre coloration subjective. Notre arsenal d’interprétations abusives n’intervient que par la suite, mobilisant toutes les comparaisons possibles pour attribuer au réel un semblant de logique et de rationalité, une signification favorable ou défavorable, un soupçon de finalité.

Et qu’en est-il de la perception présensorielle ? Sommes-nous, par moments, en mesure de pressentir la saveur subtile de l’ultime et insaisissable réalité cachée de l’autre côté du miroir ? Quoique… Tout cela n’est sans doute qu’un jeu de circonstances fortuites. Peut-être sommes-nous simplement conviés à entrer dans la danse. Peut-être ne sommes-nous qu’un ballet de lucioles – étincelles de vie tourbillonnantes invitées à participer à une  mystérieuse chorégraphie cosmique dont les tenants et les aboutissants, vraisemblablement, nous échapperons toujours… Immergés dans cet environnement cosmique, nous sommes partie intégrante de cette chorégraphie et nous sommes invités à en contempler tous les acteurs. A danser mentalement, si j’ose dire main dans la main, avec le paille-en-queue, la biche, le scarabée des dunes, l’abeille, le nombril de Vénus, le galet, le ruisseau, les cumulus...

Mais qu'est-ce que contempler ?

« Contempler la tourterelle, la pie, la grenouille, la mouche, nous dit Marcel Conche, c'est se placer, en mystique, devant le mystère de la vie, c'est éprouver, devant la tourterelle que l'on voit, et qui vit le monde en tourterelle d'une manière pour nous totalement inconnaissable... le sentiment du sacré. Contempler, c'est ne pas aller au-delà de la chose même pour la réduire à ce qu'elle signifie, à une interprétation, à une connaissance. C'est prendre le monde t
el qu'il est, sans vouloir l'expliquer par une cause ou une fin. Je vois ce monde comme n'ayant ni cause explicative, ni fin, ni modèle, ni fond caché, et, à chaque instant comme venant de naître. Il n'y a pas d'arrière-monde, et le monde ne recèle aucun mystère. Il est lui-même le mystère. Ce mystère est si voyant qu'il faut l'homme pour ne pas le voir. Car l'homme ne voit que l'homme. Ce qui ne se donne qu'à la dépréoccupation, la préoccupation ne peut le rencontrer. Ne soyons plus qu'un regard pur et sans intention. Alors, ce qui nous est le plus proche cesse de nous être lointain. Le vouloir qui arraisonne les choses, l'entreprise de la vie font obstacle à l'ouverture accueillante de ce qui existe, de ce qu'il y a. Mais, comme l'âme dans l'état mystique s'oublie elle-même, oublions l'homme en nous, et, dans l'extase, laissons le mystère se livrer à nous. La chose en soi n'ayant pas de rôle à jouer, ne renvoyant à rien au-delà d'elle-même, se montre alors avec l'insistance de sa singularité. »