Stupeur et perplexité.


(Attention: farce iconoclaste. Ames sensibles s'abstenir)


Mise en garde. La fiction qui suit est une mise en scène parodique de ce qui se trame dans notre cerveau quand ce dernier est en proie à une idée fixe ou une obsession qui monopolise la conscience. Cette fiction caricature à quel point nous sommes alors hanté par des schémas de réflexion répétitifs au cours desquels nous en arrivons à broyer du noir en ressassant sans fin les mêmes leitmotiv. Remarque désobligeante, soudaine contrariété, spectacle ou comportement jugés intolérables…, il suffit d’un rien pour mettre le feu aux neurones, amplifier nos angoisses ou susciter notre animosité. Nous sommes dès lors aveuglés, perdons le sens des réalités et notre vision est altérée par des interprétations outrancières et fantaisistes. D’où le regard noir, dubitatif ou carrément hostile que nous jetons alors sur le monde. 

 

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N'avez-vous jamais éprouvé un fort sentiment de perplexité à la vue de ces couples de retraités en vacances qui – avec la dignité des bourgeois à l’ancienne – véhiculent à bicyclette des chiens miniaturisés enfermés dans des paniers. On les surprend parfois à l’arrêt, dégainant leur téléphone portable tubulaire avec un drôle d’air… pas tubulaire — non, rectification! — pas ti-bu-lai-re, mais presque! Ils déverrouillent alors précautionneusement la sécurité et rapprochant l’appareil de leur boîte crânienne et donnent l’impression qu’ils vont se tirer une balle dans la tête...

Votre aversion pour ce spécimen d’humanité est si forte que votre imagination, soudain, s’emballe. Vous  classez d’emblée ces bipèdes-là dans la catégorie des retraités suspects. Vous leur concoctez illico un passé condamnable et vous les voyez bien officiant jadis, l’un et l’autre en qualité d’inspecteurs, dans la chaîne de fabrication d’une usine de raviolis approvisionnée par la mafia sicilienne. Vous les voyez passer ensuite en jugement quelques années plus tard et clamer leur innocence avec la plus grande véhémence : « Nous n’avons fait qu’obéir aux ordres… Responsables de la chaîne, oui, mais pas coupables ! ». Vous n’avez aucun mal à imaginer les griefs qui leur étaient reprochés. « Vous auriez dû savoir que la viande hachée avec laquelle vous confectionniez la farce de vos raviolis était d’origine humaine… ! ». Votre animosité vis-à-vis de ce genre de bipèdes est telle que vous vous refusez à évoquer par le menu l’interminable litanie des griefs, l'indignation et l’air outré des coupables, les années d’incarcération, la libération des intéressés et leur réintégration dans la société des honnêtes gens… Mais bon, à présent, tous ont purgé leur peine : 6 années d’emprisonnement et obligation de porter à vie une marque d’infamie, en l’occurrence un ravioli porté, en guise de macaron, à la boutonnière. Quoi qu’il en soit, l’oubli est salutaire et le grand chic, pour chacun des conjoints, est de rouler désormais à bicyclette avec leur minichien dans un panier.

J’aimerais connaître les motivations des éleveurs qui sont parvenus à miniaturiser ces canidés parfois enrubannés qui trônent dans leur panier ambulant. Tant qu’à faire, pourquoi pas des chiens encore plus petits, de la taille d’une souris ou d’un grillon ? Et pourquoi pas des chiens carrés pour faciliter le rangement ? Et pourquoi pas des chiens caméléons, susceptibles d’harmoniser à volonté la teinte de leur pelage avec celle de la robe à fleurs de madame, voire avec ses cheveux teints en rouge ? Ou encore, sécurité oblige, des chiens fluo visibles la nuit ?  Ou tout simplement des chiens factices, mangeurs de croquettes virtuelles, comme ceux qui trônent parfois sur la plage arrière des automobiles en dodelinant de la tête…

En considérant la prolifération de ces canidés miniaturisés et la baisse de la fécondité masculine due à l’accumulation des pesticides dans l’appendice reproducteur des soi-disant procréateurs du genre humain, j'en arrive même à me demander si bien des femmes n'accouchent pas aujourd’hui, subrepticement, chez le vétérinaire... Allez savoir ! Et qui sait s'il n'existe pas, dans l'immensité du cosmos, une planète aussi étrange que la nôtre où des chiens géants pourraient fort bien circuler à bicyclette sur des vélos munis d’un panier fixé au guidon, panier hébergeant un petit homme* incarcéré à l’intérieur? Qui sait?

 * Un cas de figure similaire – où des géants offrent à leurs enfants, non pas des jouets, mais de tout petits hommes réduits en esclavage – a été évoqué dans "La planète sauvage" (1968-1973) – un superbe film d'animation de René Laloux partiellement illustré par le regretté, très regretté Roland Topor.