Pratiquez l’alternance !


Commencez par vous imposer un emploi du temps en dents de scie: la démarche consiste à faire quotidiennement de fréquentes allées et venues entre deux attitudes: l'approche descendante et l'approche ascendante. Autrement dit entre la pesanteur et la grâce. Enfin, presque! D'une simplicité biblique, cette philosophie ondulatoire en deux volets se veut avant tout pratique et peut se résumer comme suit: "Agir localement, penser globalement" (célèbre maxime forgée par René Dubos). Cette discipline de l'alternance vous comblera si vous la pratiquez avec candeur et assiduité. Alors, allez-y…

La perspective descendante vous invite à plonger gaiement au ras des pâquerettes. Allez au charbon le cœur léger! Mettez sans rechigner vos mains dans le cambouis! Dites "OUI" à tout. Accueillez la vie comme elle vient! Considérez la réalité toute nue – sans l'interpréter, sans la noircir ou l'embellir. Agissez, agissez! Adonnez-vous sans renâcler aux tâches les plus nobles ou les plus humbles, voire les plus vitales – celles qui vous permettent d'assurer votre survie ou d'améliorer votre quotidien. En prime, vous aurez l'insigne privilège de pouvoir contempler à jet continu le spectacle de la comédie humaine dans toute sa splendeur! Au passage et accessoirement, vous gagnerez même de quoi alimenter à profusion votre sens de l'humour, de quoi développer à l'infini vos capacités d'autodérision, de quoi être éberlué et comblé à chaque instant par l’identification de vos propres travers. Les nôtres et ceux de nos congénères sont si pléthoriques que vous ne parviendrez même pas à les dénombrer en totalité. C'est dire si votre terrain de chasse est giboyeux à souhait. De quoi vivre dans l'allégresse avant de tirer vos dernières babouches!

La perspective ascendante vous invite à prendre de l'altitude, à jeter un tout autre regard sur la condition humaine. Cette discipline ascensionnelle est à privilégier dans les moments de repos, d'insomnie, de méditation, de rêverie, de perplexité, dans les temps morts et autres interstices spatio-temporels où vous parviendrez à vous glisser, dans les files et les salles d'attente, en présence de fonctionnaires aphasiques ou désobligeants, dans les transports publics, avant de vous assoupir, bref, partout où vous pourriez être enclin à broyer du noir, lorsque vous sentez poindre une émotion de mauvais augure ou une montée d'adrénaline.

 

Marche à suivre? Vous prenez votre bâton de pélerin céleste et VOUS QUITTEZ MENTALEMENT LA TERRE. Vous prenez congé de la biosphère et vous gagnez la Voie Lactée. Toujours mentalement, vous poussez l'audace jusqu'à déserter notre galaxie et vous vous installez confortablement aux confins de l'univers. Prenez vos aises, gavez-vous d'énergie stellaire… Il faut se vider de soi pour n'être plus que tout, entrer viscéralement, intuitivement en résonance avec cette matrice cosmique qui ne cesse de nous modeler à notre insu.

 

Cet univers où tout est lié, où tout se tient, il faut le vivre à fleur de peau, mettre tous nos sens à contribution pour percevoir cette matrice intime qui nous enlace et nous étreint comme une mère serrant son petit dans ses bras. Les conditions sont dès lors réunies pour contempler sereinement la Terre du fin fond de l'univers. Au lieu de rester vautré, replié et recroquevillé dans son amour propre, on acquiert ainsi une vision englobante centrée, non plus sur soi, mais sur une planète voguant allégrement, toutes voiles dehors, au sein du cosmos. Je tiens toutefois à préciser qu’avec un peu d’entraînement, ce voyage ascensionnel et spirituel peut se faire en moins de deux minutes, si bien que vous parvenez, quasiment illico, à destination aux confins de l’univers !


Changement de perspective. La Terre n'est alors pas plus grosse qu'une tête d'épingle, pas plus grosse qu'un grain de sable posé en équilibre instable sur le crâne d'un bonobo en voyage de noces, pas plus grosse qu'un bacille de Koch égaré dans le plumage d'une autruche cocaïnomane. C'est même bien pire que ça. A cette distance-là, la Terre est insignifiante, quantité négligeable, poussière dans l'azur. Sur cette Terre à présent si lointaine et réduite à sa plus simple expression sont pourtant jadis apparues des milliards et des milliards d'espèces vivantes dont les représentants souhaitaient tous, consciemment ou inconsciemment, survivre, durer, s'accorder innocemment quelques menus plaisirs digestifs ou copulatoires. Or la plupart de ces espèces, entre-temps, ont disparu – rayées de la carte (et même du territoire, ajouterait en grimaçant l’ami Korsybski). En ce moment même, des milliards de créatures sombrent dans le désespoir, souffrent ou agonisent. C'est dire si nos soucis de nantis, nos craintes, nos angoisses, nos indignations, nos espoirs déçus, nos ambitions malmenées, notre orgueil meurtri… ne pèsent pas lourd dans cet océan de détresse. C'est dire si nos revendications et nos exaspérations paraissent futiles et dérisoires. C’est dire si tout ce qui se trame dans notre univers mental prête à rire !

 

Tel un alpiniste juché, extatique, sur le sommet de l'Anapurna, VOUS POUVEZ, VOUS AUSSI, CRIER VICTOIRE: vous êtes maintenant capable de relativiser et tel était précisément le but de ce changement de perspective. Votre sort, soudain, vous paraît des plus enviables. Vous comprenez enfin que la réalité toute nue est parfaitement neutre. Vous comprenez que votre œil inquisiteur exagère et dépasse les bornes de la bienséance en passant le plus clair de son temps a tout scruter avec la plus grande suspicion. Vous comprenez que votre cerveau, éminemment méfiant, passe lui aussi le plus clair de son temps à cataloguer toutes ces informations visuelles en fonction des attirances et des répulsions répertoriées dans votre mémoire. Moralité? Vous passez votre temps à étiqueter la réalité alors qu'elle n'est ni bonne ni mauvaise, ni belle ni laide, ni favorable ni hostile, ni indifférente ni complice. Il n'y a, somme toute, que des évolutions en cours, que des événements qui se déroulent, que des vagues de métamorphoses qui viennent se briser sur le rivage de nos perceptions.

Le pire n’est toutefois jamais exclu.
Quel rapport y a-t-il entre un volcan en activité et, par exemple, le militant nazi ou khmer rouge le plus dénué de scrupules? Le volcan se nourrit des gaz et des matières en fusion qui bouillonnent au cœur de la planète. Tant que le bouchon de matières solidifiées empêche le magma de gagner la surface, il ne se passe rien. Mais quand la pression interne atteint son paroxysme, tout saute! Les plus grands criminels sont comme les volcans: tant que la sagesse populaire ou les garde-fous concoctés par les braves gens demeurent opérationnels, il n'y a pas de grands bouleversements à craindre. Mais sitôt dépassé un certain seuil critique, le bouchon du bon sens et de la raison saute!  Les opportunistes, alors, ne résistent plus à la séduction de certains beaux parleurs aux discours prometteurs, se nourrissent de l'idéologie ambiante, s'engagent sous les  bannières les plus enjôleuses, militent comme des malades et, comme par magie, se voient propulsés dans la hiérarchie du nouveau régime tout en étant sincèrement convaincus qu'ils agissent à bon escient – y compris quand ils se livrent aux pires atrocités comme le massacre des Indiens d'Amérique par les immigrants venus d'Europe...

 

Entre deux épisodes volcaniques, l’homme se tient à peu près tranquille. Et quand le destin des communautés humaines se voit confié à des hommes sages et bienveillants, tous les espoirs sont permis. Les conditions sont dès lors réunies pour permettre à l’homme de mûrir et de se bonifier. Il puise alors une bonne part de son élan vital dans ses raçines. Comme les arbres. Comme eux, il se nourrit aussi de l'air du temps et mène à peu près sagement sa barque – en fonction de l'environnement, des conditions favorables ou défavorables du milieu. On se prend alors à rêver d’une société autogérée sans armée, sans police, sans lois, sans gouvernement, sans Etat… comme l’imaginait le regretté Alfred E. van Vogt sur la Vénus non-A. Cela viendra peut-être un jour, qui sait, mais nous ne sommes pas prêts d’y arriver. Il est toutefois permis de rêver !